
J’en ai marre des enjeux!
C’est rare qu’une faute de français me fasse sortir de mes gonds. Avec les années, on apprend à détourner le regard, sinon on finit par se rendre malade. Et Dieu sait qu’avec tous les mauvais usages qui continuent de voguer allègrement dans la sphère publique, je me retrouverais très souvent alité.
Mais là, je vous avoue que je ne suis plus capable de tout ce galvaudage du mot enjeu, que, malheureusement, plusieurs de mes collègues journalistes contribuent à propager, en reprenant les formes critiquées sans discernement. J’avais d’ailleurs signé une chronique sur le sujet en décembre 2022, mais je ne peux m’empêcher d’y revenir, parce que les ravages se poursuivent.
Ainsi, un nombre croissant de personnes n’ont plus de problèmes de santé : elles ont des enjeux de santé. On craint de manquer d’eau potable? Il y a non pas risque, mais enjeu de pénurie d’eau. On ne résout plus des problèmes : on résout des enjeux. On lance même un festival végane parce que, écrit-on, on veut sensibiliser la population non pas à cette réalité, mais à cet enjeu.
Tous ces exemples proviennent d’articles publiés dans la dernière semaine. C’est à croire que les mots défi, préoccupation, question, sujet et surtout problème sont sortis du langage courant.
Une très mauvaise traduction
La source de cette dérive avec enjeu est assez facile à identifier : il s’agit d’une très mauvaise traduction de l’anglais issue.
Dans la langue de Shakespeare, le mot issue est assez passe-partout. On peut l’employer dans toutes sortes de contextes. Je vous donne quelques exemples extraits de mon Robert & Collins.
It is a very difficult issue (c’est un problème très complexe).
He raised several new issues (il a soulevé plusieurs points nouveaux).
The main issue is to discover if… (la question centrale est de découvrir si…).
I don’t want to make an issue of it (je ne veux pas trop insister là-dessus).
Comme vous voyez, il y a de multiples façons de traduire issue. Et c’est probablement ce qu’il y a de plus choquant dans la dérive actuelle : parmi toutes les possibilités de traduire correctement issue, il a fallu qu’on en choisisse une mauvaise.
Parce qu’en anglais, le mot enjeu se traduit par stake. Il y a un seul cas où existe une proximité de sens entre issue et enjeu, et c’est avec la locution at issue.
The factors at issue (les facteurs en jeu).
The point at issue (le point controversé, la question en litige, qui pose problème).
His integrity is not at issue (son intégrité n’est pas en cause).
His political future is at issue (son avenir politique est mis en question).
L’enjeu est en jeu
Mais qu’est-ce que c’est, au juste, un enjeu?
Le mot le dit lui-même : c’est ce qui est « en jeu ». C’est ce qu’on pourrait perdre ou gagner. Voici quelques exemples d’usages corrects.
Auparavant, l’avortement était une préoccupation plutôt secondaire […], mais en deux ans, le nombre d’électeurs qui l’ont qualifié d’enjeu principal […] est passé de 27 % en 2022 à 32 % en 2024 [les Américains pourraient voir reculer ou avancer le droit à l’avortement].
À Rouyn-Noranda, l’enjeu de la qualité de l’air interpelle des militants depuis déjà plusieurs années [la qualité de l’air pourrait diminuer ou s’améliorer].
S’il avait été battu, il aurait disputé une deuxième course […] avec à l’enjeu un billet pour Paris [l’athlète aurait pu perdre ou gagner une participation aux Jeux olympiques].
Maintenant, examinons de plus près quelques emplois abusifs.
Ils ont des enjeux de santé mentale pour lesquels ils ne sont pas traités.
Quel est l’enjeu, ici? La santé mentale. C’est ce qu’on risque « de perdre ou de gagner ». Alors pourquoi dire « des enjeux »? Il n’y en a qu’un seul. Enjeux de santé mentale est une traduction fautive de mental health issues. Il conviendrait plutôt de parler de problèmes de santé mentale.
On n’est pas dans un enjeu de pénurie d’eau potable : on est dans un enjeu de gestion de qualité de l’eau potable.
Une pénurie d’eau potable, c’est rarement quelque chose qu’on essaie de gagner. On a affaire ici à un risque, tout simplement. L’enjeu, c’est la qualité de l’eau potable, c’est ce qu’on risque de perdre. Et cet enjeu représente un défi de gestion.
Les deux ministères « poursuivent » leurs discussions « afin de solutionner cet enjeu de hausse de la clientèle en francisation ».
La clientèle en francisation est en hausse et il faudrait la « solutionner »? C’est plutôt le manque d’effectifs pour satisfaire à cette hausse de la demande qui est un problème à régler. Ou alors on peut voir cette situation comme un défi à relever.
Le Festival Végane de Québec souhaite mettre en avant le véganisme et « piquer la curiosité » de la population sur cet enjeu.
Aux dernières nouvelles, le véganisme n’est pas quelque chose qu’on pourrait perdre ou gagner : c’est une philosophie, une vision, un mode de vie qu’on pratique ou non. Des mots comme réalité, sujet ou thème seraient beaucoup plus justes.
La conférence de presse rêvée
D’ailleurs, avez-vous remarqué que le mot issue, bien qu’il puisse signifier problème ou controverse, est souvent employé dans un contexte neutre? Les mots question, sujet, réalité, thème, point, avec lesquels il conviendrait le plus souvent de le traduire, n’ont aucune connotation positive ni négative.
Mal traduire issue par enjeu m’apparaît donc comme est une façon très pratique d’éviter le mot problème, dont l’aspect négatif est indissociable. Et ce bancal euphémisme fait probablement l’affaire de bien des élus. Comme je l’écrivais il y a un an et demi, un enjeu, dans ce contexte, c’est bien souvent un problème qu’on n’a pas encore réglé.
Malheureusement, bon nombre de mes collègues journalistes tombent dans le panneau. C’est d’autant plus incompréhensible qu’un des aspects du journalisme est de contourner la langue de bois et de nommer les choses avec exactitude. Or, un enjeu et un problème, ce sont deux choses différentes.
J’attends donc de tomber sur une conférence de presse qui se déroulera ainsi :
« Nous avons effectivement eu quelques enjeux dans ce dossier.
— Excusez-moi, monsieur le ministre, mais quand vous dites enjeux, est-ce que vous ne voudriez pas plutôt parler de problèmes? »
Perles de la semaine
Je suis complètement passé à côté du Bêtisier 2023 d’Olivier Niquet en décembre. Mieux vaut tard que jamais! Voici quelques-uns des meilleurs lapsus de l’an dernier.
- « Je ne suis pas résilié à la défaite du français, au contraire. »
- « Il n’avait pas la langue de poche. »
- « Par le biais du bouclier anti-inflammation… non anti-inflation. »
- « Ça va être l’enfer avec un F majuscule. »
- « L’OMS se dit préoccupée par une épidémie de corolla… de choléra plutôt en Syrie! »